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Coup de théâtre.

I.

  "Difficile à dire."

  Toujours un commencement, une première Vénus du soir et là, sur cette scène obscure, une forme penchée comme la mort sur un enfant malade. On retenait son souffle.

  "Difficile à dire."

  Et tous les soirs les mêmes mots, prononcés doucement, chuchotés sans doute dans l'unique micro dressé au centre de l'estrade, comme une provocation, une injure à la vraisemblance. La même apparition chaque soir, orchestrée sans surprises par quelque metteur en scène médiocre.
  Le décor vain. Les costumes décalés. Le ton faux. Les mouvements biaisés. Le texte lu. Le rythme, froid.

  Petit théâtre de banlieue : tous les soirs, dit la vieille affiche collée sur un mur d'enceinte bigarré - Michel aime Sophie, Dratbetj en force, on vous mens -, tous les soirs entre le 16 et le 30 avril, venez voir Le Naufrage de Cléo monté par M. Dietish ( ou Dietrish ) avec Martin Dali dans le rôle de Cléo et Sarah Beaumont dans le rôle de l'Oracle. Des acteurs talentueux, un scénario tragique pour seulement 10 euros la scéance. C'est jusqu'au 30 avril, à 20 heures, théâtre des Trois Chemins. En fond, on voit Cléo, empereur de terres lointaines, majestueusement drapé dans une toge pourpre.
  Et si l'on marche aujourd'hui dans la rue des Trois Chemins qui fait l'angle du boulevard Beaumarchais, et si l'on passe devant ce mur d'enceinte toujours debout - on vous mens -, on verra peut-être encore l'affiche, jaunie, ternie, écornée sans doute. Le théâtre, lui, est fermé depuis le 1er mai 2005. Un lilas rose fait un peu d'ombre dans le square public et ses fleurs odorantes plantent le décor.

II.

  La pièce est un échec. Une trentaine d'âmes désoeuvrées assistent à la première. Et chaque soir, un peu moins. Cléo est un empereur faible, un pantin. Il est fou parfois sans oser sa folie jusqu'au bout et cela l'use, le tue. Le pouvoir glisse entre ses mains trop grosses comme un filet de sable. Martin Dali est mauvais acteur. Il déclame en posant comme un Hercule et s'enferme dans le vers, maladif, quand son regard trahit toute l'incompréhension qui l'habite. La tension cède au ridicule mais personne n'en rit jamais.  
  Cléo souffre de visions terribles. Assailli pendant son sommeil, il se dresse soudain, simulant la sueur :

  Un feu me dévore qui ne connaît de cesse,
  Hélas, je vois la mort qu'accompagne l'inceste !
 

  C'est pourquoi il fait appel à l'Oracle. Alors elle apparaît au sortir des coulisses, projetée sur l'estrade comme à contre-coeur, trouble, hésitante. Elle fait un pas, se fige, se contorsionne étrangement. Elle fait mine de s'enfuir mais avance encore. Et finalement, en réponse à Cléo qui l'interpelle d'un coin sombre, agenouillé dans la poussière, elle se jette toute entière dans une phrase brève :

  "Difficile à dire."

  Elle est vêtue d'un voile blanc intemporel. Sur la scène mal éclairée elle se tient droite, mal à l'aise. Elle n'a plus rien à dire mais elle doit entendre la longue tirade de Cléo qui se complaît dans son désespoir. On ne regarde qu'elle et la pièce est un chef d'oeuvre. On se souvient des mots, les seuls que l'on retiendra finalement quand tout sera fini, et l'on comprend qu'ils imprègnent le monde comme ils imprègnent la femme. L'Oracle. Un corps maladroit replié sur lui-même, une voix presque tremblante, éplorée, une âme désertée des Dieux. L'Oracle, incarnation de l'ironie du Sort. Et sa moue un peu grasse lorsqu'elle prononce la phrase !

III.

  Le soir de l'ultime représentation, vingt heures. Cléo s'adresse à quelques passants réfugiés: il pleut, dehors, cette pluie sale d'avril.

  Un feu me dévore qui ne connaît de cesse,
  Hélas, je vois la mort qu'accompagne l'inceste !
 

  L'empereur s'agenouille encore une fois, on fait entrer l'Oracle. Sarah s'avance et tremble moins.

  On entend l'averse sur les lucarnes. Il manquait encore une telle musique, ce soir tout est parfait. Un homme, dans la salle, verse une larme. Maintenant il se lève lentement, maintenant il s'avance avec elle, vers elle, on murmure. Il monte sur la scène et lui fait face, comme elle est pâle dans ce voile funèbre et comme ses lèvres sont rouges. Cléo se redresse, interloqué, mais il le tue d'une seule balle. Personne n'en rit, personne ne crie - le silence est pesant.




  Il la regarde, il l'embrasse des yeux, il lève à nouveau son arme et la tue, elle s'écroule. Pourquoi ?

  Difficile à dire.

Déposé par dyangel, le Lundi 25 Avril 2005, 16:12 pour la rubrique Prose.