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Les larmes du Destin.
--> long dialogue en huis-clos, pour les gros lecteurs

  Bon. J'ai conscience que ce qui va suivre est long, très long ; mais c'est une oeuvre qui m'a demandé beaucoup de réflexion et de patience, une oeuvre qui me plait particulièrement, il faut le dire. Les plus courageux d'entre vous pourront me dire ce qu'ils en pensent ;) 

      LES LARMES DU DESTIN.

 

    L'ombre glacée de quelques barreaux d'aciers se reflète en tremblant contre le mur gris de la petite pièce. En suivant le rai de lumière timide, on aperçoit une ampoule blafarde animée d'une légère et perpétuelle oscillation. Au coeur de la cellule, un bureau rongé par le temps et les vers. Du côté de l'ombre, un homme sans âge, sans nom, dénué d'expression. De l'autre, une femme élégante, au charme éclipsé par l'atmosphère tendue. Des lèvres qui s'agitent, d'abord avec réticence puis plus librement. Des sons enfin, qui perçant l'air humide nous parviennent teintés d'amertume. En dehors de ces quatre murs, le monde n'existe plus, concentré sur la seule et unique scène encore vivante de vérité. Pourtant futile, macabre et figée. Pourtant...

 

- ... vous entendez ce crépitement moqueur, lâche, invisible ? (l'homme pose ses mains contre ses tempes.) Il me poursuit depuis cette nuit terrible où l'on m'amena ici ! Enfermé dans l'obscurité, moi ! Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? Oublié, vaincu, prisonnier... Mais ce bruit, cette irritation continuelle, je ne la supporte plus ! J'ai tout supporté, tout, vous comprenez ? (sa voix diminue, à la frontière entre le soupir et le râle.) Peu m'importent ce lit miteux et ce meuble démoli, cette chemise trouée et les cafards ridicules qui hantent mes rêves ! S'il n'y avait pas cette démangeaison, tout irait bien, dans le meilleur de mes mondes possibles... Mais cela m'irrite et me ronge, sans cesse, toujours plus loin, toujours ! (un rictus inquiétant déforme, l'espace d' un court instant, les traits tourmentés de son visage).

- Je vous en prie, monsieur, soyez tranquille, je...

- Quelle ironie ! Comment osez-vous m'appeler ainsi, vous, si jeune et attirante, si libre et exempte de péchés ! Ce n'est plus un seigneur qui vous parle, vous ne regardez même plus un homme... rabaissé au rang de bête, voilà ce qu'ils m'ont fait ! Comme elle est malheureuse la créature qui pense, comme elle sait ce qu'elle a perdu... C'est l'éternel tourment des hommes que de réfléchir toujours, leur fatale erreur... Vous ne pouvez pas comprendre ce que je sais, vous qui êtes comme les autres, comme celui que j'étais avant !

- Au moins pourriez-vous me mettre sur la voie. Dans le cas contraire, je continuerai à croire que vous n'avez que ce que vous méritez, en tant que monstre et en tant qu'assassin !

- Assassin... si vous saviez le nombre d'êtres humains qui prononcent ce mot sans connaître sa réelle signification ! D'ailleurs, vous en faites partie. La justice des hommes est telle qu'on emprisonne sans comprendre, sitôt votre culpabilité décidée !

- La justice dont vous parlez est partout reconnue comme la plus efficace et performante de tous les temps, et c'est aussi celle qui vous a condamné. Comment pourrais-je éviter de croire que vos paroles sont dictées par votre haine et vos remords ?

(ici l'homme marque une pause que viennent troubler les respirations amplifiées des deux interlocuteurs.)

- Je n'ai aucun remords, et n'en aurai probablement plus jamais. Ce que j'ai fait, je n'ai jamais cherché à le dissimuler ni à le défaire... ce que j'ai fait est inscrit dans mon cœur et dans mes veines depuis le jour maudit de ma naissance. Croyez-vous en la fatalité ?

- (elle hésite.) Si vous appelez fatalité ce qui est contraire au libre-arbitre et à la volonté, alors pas une seconde. Je tiens à mes choix, et je considère qu'ils sont indissociables de ma personne et des événements qui les justifient.

- Mais comment pouvez-vous être certaine que vous auriez pu choisir différemment si tout était à refaire... je pourrais vous affirmer que votre vie entière n'est qu'un songe, orchestré dans ses moindres détails !

- Et par qui, s'il vous plaît ? Par Dieu ? Que signifie Dieu pour vous ? En avez-vous seulement un ?

- Dieu n'est qu'une invention grossière des hommes pour expliquer leur ignorance ! Ce en quoi j'ai foi, ce qui se rapproche le plus de votre Dieu est la loi de la nature : les choses que vous observez se font parce qu'elles doivent se faire et qu'il ne peut en être autrement... Arrogants, vous donnez des lois à ce que vous observez sous prétexte d'expliquer l'incompréhensible, mais en vous gardant bien de préciser l'origine de ces lois et leur raison d'être ! L'homme naît poussière, vit poussière et mourra poussière, et cela jusqu'à son extinction... (il hausse les épaules.) Rien ne sert d'expliquer ce que l'on voit puisque nous somme là pour le voir. Quelle importance d'étudier les étoiles alors qu'on ne peut les compter? Donnez-moi la composition d'une galaxie, et je vous en citerai mille autres qui vous restent inconnues ! Mais est-ce cela qui me permettra de manger à ma faim et d'être heureux ? Peut-on seulement être heureux sans ressentir la douleur qui me ronge ? Etes-vous heureuse...?

- Je ne suis pas ici pour parler de moi, mais pour m'entretenir à votre sujet. Vous dites que vous ne regrettez pas votre acte, pourtant méprisable. Pourquoi ?

- A quoi bon m'expliquer ? L'essence même de ce que vous nommez mon acte ne peut vous frapper, pour l'unique raison que vous êtes étrangère à toute cette histoire et à toute ma vie, car c'est bien de cela qu'il s'agit ! Mais vous voulez des mots, des sons d'horreur et de folie, des phrases séduisantes qui accrocheront vos lecteurs et les dégoûteront à jamais de ces absurdités de l'humanité, de ces assassins... Très bien, vous les aurez.

 

    (Un soir de juin, alors que la tempête ravageait une campagne pourtant accoutumée aux orages  les plus violents, un homme assassina sa jeune femme, mère de trois enfants, d'un coup de poignard en plein cœur. Prévenus par des voisins, les forces de l'ordre trouvèrent le meurtrier agenouillé prés de sa défunte épouse, disposant autour d'elle quelques branches de chèvrefeuille. Le prévenu avoua dès les premiers interrogatoires avoir délibérément mis fin aux jours de sa compagne, sans fournir aucune explication supplémentaire sur les motivations de son acte désespéré. A l'heure où nous imprimons, il attend le résultat du jugement dans une prison isolée, jugement qui ne laisse que peu de doutes quant à son issue. La peine capitale semble en effet la plus indiquée dans les cas de ce genre...)

 

- Non, vous ne comprenez pas : je connais cette histoire en détail. (Nerveuse, elle allume fébrilement une longue cigarette.) Je voudrais que vous me donniez votre version de l'affaire, votre point de vue. Comment pouvez-vous espérer être compris si vos motifs restent dans l'ombre ?

- Je suis tout entier dans l'ombre, et je n'espère plus être compris. Réfléchissez donc : je risque l'enfermement à perpétuité si le jury me trouve quelques circonstances atténuantes, une éternité de secondes lentement égrenées en compagnie de ce grincement atroce qui me déchire ; alors que la délivrance m'attend, au bout du couloir, si l'on me déclare entièrement coupable ! Pourriez-vous souffrir le restant de votre vie, tout en sachant qu'une seule phrase omise aurait pu vous garder de ces tourments, et vous endormir enfin pour longtemps ? Qui le pourrait ? Je ne le peux pas, et salue le courage ou peut-être la stupidité de celui qui s'y risquerait.

- Mais l'honneur ne signifie-t-il rien pour vous ? Comment accepter même un seul instant d'être calomnié partout où les journaux vont, partout où l'on se parle à voix basse au creux de l'oreille, et jusqu'aux ondes radio qui portent votre crime à travers les océans ? Assurément, votre stupidité est plus grande encore que celle dont vous parliez à l'instant ! Que de principes, que de belles idées ! Je cherche la vérité, et je sais que la vérité ne peut pas être mauvaise ni entraîner de mauvaises actions, parce qu'elle est pure en elle-même : c'est l'esprit humain qui la pervertit, quoi que vous en disiez !

(les doigts de l'homme courent sur le bois du bureau en un rythme irrégulier et sans cesse renouvelé. tantôt rassurant et stable, il dégénère rapidement en un enchevêtrement sans logique ni chaleur. l'homme semble réfléchir, puis relève la tête et stoppe le mouvement dérangeant de ses mains.)

- Ce que j'ai à vous dire, nul homme ne peut l'entendre. Pourtant, vous semblez plus ouverte que la majorité des gens que j'ai connu, mis à part ma femme. Eve était pour moi une source constante d'apaisement et de bonheur. La journée avait-elle été particulièrement difficile et éprouvante, il me suffisait de porter mon regard sur elle pour sentir un souffle frais et cristallin caresser mon âme sans négliger un seul recoin. Mon épouse était belle, mais ce qui la caractérise le mieux est sa grâce : naturelle jusque dans les taches les plus repoussantes, simple et ordinaire en toute situation, telle était Eve. Son expression pouvait bien sûr changer de ton selon l'humeur du moment, mais de la tristesse mélancolique à la joie enfantine elle était toujours la même, éveillée par cette étincelle qui brille sans cesse au fond de ses yeux noirs. (durant toute cette évocation, l'homme semble perdu dans le souvenir même de sa vie passée, état auquel il ne s'arrache qu'avec résignation.) Eve était l'autre partie d'un tout que nous formions ensemble, elle et moi. Eve était une partie de moi dont je me suis séparé...

- Pourquoi, mais pourquoi donc cette séparation ? Qu'est-ce qui brisa la douce harmonie que vous m'avez décrite, et comment ? N'était-elle plus digne de confiance ?

- Jamais, vous m'entendez, jamais personne ne fut plus digne de confiance que ma chère Eve! Elle était la confiance même, la justice et l'honnêteté réunies en un seul point de l'espace-temps comme par miracle. C'était ma divinité, ma seule source d'adoration et de prières ! Mon destin était de m'en séparer, et je le savais depuis notre premier jour de vie commune, depuis notre première rencontre. Mais quitter Eve, je défie un mortel d'en avoir la force... C'est donc par la force que je me suis enfui. Je crois qu'elle le savait également, aussi bien que moi. C'est mon destin, notre fatalité. Comme une feuille qui se détache d'un arbre, un matin d'automne : elle flotte, doucement, lentement, mais elle touchera indubitablement terre, quoi qu'il arrive. Et croyez-moi, le sol est proche, très proche...je peux presque le sentir en contrebas. Il se rapproche...(son regard perçant fixe la jeune femme.)  Vous n'êtes pas  ici pour entendre cela, je me trompe ? Ce qu'il vous faut, ce sont les derniers aveux d'un condamné, ses peurs et ses remords peut-être, sa bestialité sanglante ou ses cris de douleur lors de la mise à mort. Vous voulez un bon papier, pas vrai ? Et moi je vous parle de ma femme parce que vous seule êtes restée.

- Oui, je suis avec vous.

- Avec moi ! Qui pourrait l'être ? Pas vous, c'est certain. Néanmoins je me demande pourquoi vous êtes toujours ici, dans l'humidité et la puanteur... peut-être avez vous découvert quelque chose de fascinant, de morbide et d'exceptionnel à la fois : le pacte d'un meurtrier avec la mort, par exemple. Vous ne comprenez pas encore, non, vous n'êtes pas prête à admettre ce que j'essaye de vous dire, mais vous sentez comme un frémissement qui enlace vos nerfs et vous paralyse sans appel... vous regardez mes lèvres qui s'agitent et vous cherchez leur message. C'est le continuel besoin de l'homme que de chercher son destin, et vous vous dites que vous pourriez trouver le vôtre dans cet homme qui divague, assis en face de vous. C'est peut-être la clef ! Qui sait ? J'ai découvert le mien, un sombre soir de juin : la fatalité m'a jeté le gant au visage et j'ai courbé la tête, parce qu'il est impossible de lui échapper. Seules les tragédies classiques admettent ce dont j'ai longtemps douté, tout comme vous. Mais la différence entre nous deux n'est autre que ce bureau qui nous sépare. Je sais qu'il doit être là parce qu'il ne peut en être autrement, vous n'y voyez qu'un concours de circonstances logiques : tous les prisonniers ont un bureau, me direz-vous. Certes, mais pourquoi celui-là ? Et pourquoi l'a-t-on disposé de cette façon ? Le hasard n'a jamais été le fort de la nature, vous en conviendrez.

- Je ne peux pas... comment pouvez-vous être certain de... Vous divaguez !

- Vous ne pouvez pas juger de ce qui est possible ou non avant d'avoir trouvé votre voie. Etes-vous mariée ?

- Non, mon travail occupe beaucoup de mon temps et...

- Vous hésitez, c'est bien naturel. Il vous a probablement proposé la cérémonie mais une intuition vous retient, ou plutôt un doute...

- Non, c'est...

- Comment savoir si c'est le bon, comment éviter l'erreur ? Tellement de gens se marient comme on s'embrasse, parce qu'on veut faire comme les autres et avoir des enfants. Combien des personnes jouent leur vie sur un lancer de dés ?

- Vous ne pouvez pas juger ainsi les autres parce que votre mariage était soi-disant réussi ! Regardez où cela vous a mené ! Votre femme est morte de votre propre main, vous qui dites l'aimer ! Vos enfants sont, par votre faute, privés de parents et de stabilité ! Comment pouvez-vous être aussi égoïste et insensible ?

(Un petit rire nerveux s'échappe de ses lèvres tendues.)

- Comment ne pourrais-je l'être, puisqu'il faut que je sois tel que vous me décrivez ? Vous qui croyez encore faire des choix, vous savez reconnaître vos fautes, mais pourriez-vous pour autant les éviter ? Je sens un poids sur votre cœur et vois une lueur de désespoir dans vos yeux... Commencez-vous à comprendre ce que j'appelle fatalité ? Saurez-vous dépasser les mots que l'on vous apprend à connaître dès votre plus jeune âge et qui vous donnent une si grande confiance en vous ? L'orgueil est décidément la plus grande qualité des hommes, et leur plus terrible faiblesse... Vous qui êtes venue dans cette cellule chargée d'une lourde tâche, qu'attendez-vous pour l'accomplir ? Je sais pertinemment ce qui vous amène ici, n'ayez donc aucune crainte ! Peut-être est-ce la prison, ou l'état d'assassin ; toujours est-il que les choses m'apparaissent plus clairement, comme lavées des fioritures habituelles qu'il me faudrait écarter si nous étions attablés chez moi... Allons, n'ayez pas peur, ou voulez-vous que je le fasse moi-même ?

- Monsieur, je...

- Il n'y a plus de monsieur ! Bon sang, je suis une bête que l'on envoie à l'abattoir pour débarrasser le monde de ses rebuts ! Eh bien, quelle punition ont-ils approuvé ? L'injection mortelle, l'écartèlement, la guillotine ? Parlez, tout est bon ! (il frappe du poing le bureau de bois.)

- La pendaison. Je suis sincèrement...

- ...désolée, oui, je sais. (passant une main autour de son cou, l'homme prend une expression songeuse...) Eve disait souvent qu'une rose est si belle lorsqu'elle éclôt parce qu'elle n'a que quelques heures pour plaire. Je lui répondais que ma rose avait un visage d'ange et que l'éternité n'aurait pu nous séparer sans passer sur mon corps. C'est à peu de choses près ce qu'elle a fait.

- Je suis censée vous aider à vous préparer moralement. C'est un travail que j'ai pris car les gens m'écoutent, en général.

- Il vous permet aussi de faire de bons articles, n'est-ce pas ? Oh, je comprends bien. Et puis cela doit être rare que l'on vous fasse la morale au lieu de vous laisser faire vos discours.

- C'est exact, j'ai plutôt affaire à des personnes dépourvues d'éducation, déstabilisées par l'annonce de leur... enfin, vous comprenez.

(silence)

Tant de violence et d'injustice. Je vais laisser tomber ce job, c'est trop dur. Me marier, avoir des enfants, oublier tout ça... (elle semble se parler à elle-même.) J'ai toujours cru que l'amour était une sorte de conte de fées, qu'un prince charmant allait venir m'emmener un beau jour sur son cheval blanc, et que tout serait simple et évident. Maintenant, j'ai tout perdu, toutes ces illusions ! Comment, comment l'avez-vous rencontrée ? Avez-vous su dès le premier regard que c'était elle et qu'elle était pour vous?

- Il pleuvait cette après-midi d'avril. Je me souviens avoir appelé un taxi pour aller au travail, au lieu de marcher jusqu'à mon bureau comme d'habitude. Et puis elle est à côté de moi, cherchant elle aussi une voiture pour éviter l'averse. Je lui jette un rapide coup d'œil, non sans remarquer sa grâce exceptionnelle qui semble écarter les larmes du ciel. Le taxi arrive, et nous voilà ennuyés : je veux être aimable et lui céder le véhicule, tandis qu'elle refuse de prendre ma place. Alors nous nous décidons à marcher ensemble jusqu'à son hôtel, en échangeant quelques paroles de politesse. C'est seulement quand elle rentre dans l'immeuble et disparaît que je me rends compte de ce qu'elle était, et de ce que cela signifie pour moi. Sa présence me semblait déjà si naturelle au bout de quelques minutes qu'une seule seconde de son absence mordait cruellement mes sens. Le jour suivant je l'ai revue, et puis jour après jour, encore et encore...

- Oui, et ensuite vous vous êtes mariés, jusqu'au bout, c'est ça qui comptait, toujours. Est-ce que vous l'aimiez toujours quand vous avez...

- Bien sûr, comment aurais-je pu cesser de l'aimer un seul instant ? D'ailleurs, j'aurais été incapable de la tuer sans amour.

- C'est donc un meurtre passionnel, vous l'admettez !

- Citez-moi une seule action humaine dénuée de passion. La passion est tout ce qui nous reste. Elle est ce qui nous maintient en vie et ce qui nous meut ! Sans passion, l'homme est un légume qui ne mérite pas même le droit de penser et d'exister. Il y a bien longtemps que je m'en suis rendu compte, parfois à mes dépends.

- Vous êtes si froid, et pourtant vous sembliez tellement l'aimer ! Que peut-il arriver à un homme comme vous pour qu'il s'oublie au point d'assassiner sa femme et d'invoquer la fatalité ? Qu'est-ce qui vous a fait perdre courage ? Je ne peux pas croire que tout était perdu et décidé, vous avez forcément hésité avant de saisir ce couteau et de ... Oh, mon Dieu, comment ? Elle vous aimait elle aussi, et vous avez trahi sa confiance, vous avez mis fin à son existence et à tout ce qui faisait sa grâce et sa bonté, vous... ! De quel droit ? Mais de quel droit ?

(on entend une cloche sonner dans le lointain.)

- J'ai cru une seconde que vous aviez compris. Visiblement j'ai eu tort.

- Je ne peux pas le croire, vous aviez le choix, enfin, qui vous obligeait à prendre cette lame et à la plonger dans le corps de votre femme ?

- Vous allez sortir de cette pièce, n'est-ce pas ? Dans une minute, une heure, ou deux, mais vous allez sortir. Pourtant, vous y forcera-t-on ? Vous savez bien que non. Mais vous le ferez! Comprenez-vous ?

- C'est ridicule, je n'ai pas le choix, il faut que je sorte !

- Exactement : vous savez désormais pourquoi elle est morte. Je n'avais pas le choix.

- C’est incomparable, je vous parle d'un meurtre, du Mal !

- Qui peut distinguer ce qui est bien de ce qui est mal ici-bas ?

- Voyons, cessez cette comédie ! Vous n'allez pas me faire croire que vous avez tué comme si vous franchissiez une porte !

- C'est une porte différente, mais elles nous mènent toutes au même endroit.

(elle se lève.)

- Vous êtes horrible, et je ne peux pas vous comprendre. Ce n'est pas faute d'avoir essayé ! Maintenant, je ne supporte plus votre résignation. J'aurais pu vous aider, mais comment faire si vous ne voulez pas vous aider vous-même ?

- Je n'ai pas besoin d'aide, mais je vous remercie d'essayer. Rasseyez-vous, ne soyez pas stupide. Vous savez très bien que vous en mourrez d'envie. Je croyais vous avoir dit que les conventions n'ont pas lieu d'être dans cette cellule. Pourquoi vous formaliser ainsi ? Ecoutez-moi, jugez-moi si le cœur vous en dit, mais ne faites pas quelque absurdité que vous pourriez regretter par la suite. Souvenez-vous que je porte peut-être la réponse à vos questions. Asseyez-vous, et continuons.

(elle hésite, esquisse un pas vers la sortie, mais se ravise et reprend sa chaise.)

- Bien, comme vous voudrez.

- Pas du tout, c'est vous qui choisissez, souvenez-vous. (Il sourit.)

- Il faut que je vous pose une question assez désagréable. Puis-je me permettre ?

- Puisque je peux décider de ne pas répondre, allez-y.

- Qu'est-ce que ressent un homme qui va mourir, et qui le sait ? Cela peu paraître cruel mais...

- Qu'est-ce que ressent la bête au fond de sa caverne avant que les chasseurs ne le découvrent? C'est une question qui ne manque pas d'intérêt. Elle les sent, proches. Elle sait qu'ils ne manqueront pas de suivre ses traces et de voir sa retraite. Elle commence même à sentir la fumée qu'ils utiliseront pour l'enfumer et l'obliger à se jeter dans les bras de la Mort. Il y a un sentiment caractéristique des hommes, que je n'ai observé chez aucune autre espèce : celui de refuser le trépas. Ils savent que la fin approche, mais ils sont incapables de réaliser que leur existence s'achève. C'est grâce à cette observation que l'on croît que les bêtes ne sont pas douées de pensée : le scorpion, par exemple, se donne la mort s'il est cerné par les flammes. La mort n'est pour les animaux qu'une suite logique à la vie ; il n'est même pas prouvé qu'ils fassent la différence. Oter une vie est pour le prédateur nécessaire et obligatoire, c'est juste une question de chaîne alimentaire, un exercice répété si souvent que la véritable signification que cela prend pour nous ne peut absolument pas être partagée de la faune. C'est comme cela que je conçois la mort. Comme une continuité, et non comme une rupture. Que peut-elle m'apporter de pire ? C'est presque une récompense...

- Je ne sais que répondre, sinon qu'une fois de plus je suis dans l'impossibilité de partager cette opinion, parce que...

- Parce que vous ne pouvez vous résoudre à quitter un terrain familier pour une place inconnue et mystérieuse. La Mort a très bien su garder ses secrets, et c'est peut-être cela en elle qui m'attire, et qui repousse la plupart d'entre vous.

- Nous ? Comment cela ? Osez-vous distinguer votre personne du reste de l'humanité, la mépriser ?

- Je ne méprise personne. Je les plains, bien sûr. Ces êtres qui s'agitent et s'occupent par des futilités sans nom passent sans les voir à côté des meilleurs moments de leur vie...

- Mais vous aviez dit que nos vies étaient réglées par nos destins, et maintenant vous prétendez qu'il pourrait en être autrement ! Il vous faudra une explication formidable pour me convaincre de ce que vous avancez, si vous êtes effectivement en mesure de la fournir !

- J'oubliais que les mots ont pour vous une signification fixe et précise qui ne saurait admettre de contradictions. Comprenez-moi, il n'existe pas de bibliothèque où chaque vie serait décrite et décidée dans les moindres détails, comme il n'existe pas de comportement prédéfini répondant à un événement donné. Vos choix et actes sont dictés par une loi que j'appelle loi de la nature, tout simplement parce qu'elle est complètement naturelle et spontanée. Mais cette nature en question se trouve au cœur de votre conscience, et peut se trouver influencée par une multitude de paramètres tels que l'éducation, le climat ou d'autres émotions diverses tout en les contrôlant plus ou moins efficacement. Elevez deux enfants semblables en deux endroits différents, je gage que toute ressemblance de caractère deviendra vite fortuite. Pourtant, rien ne semblait les distinguer a priori.

- Comment savez-vous ces choses ? Je veux dire, au sujet de cette loi de la nature et du destin? Cela me semble... aberrant, mais instructif. Comment ?

(une moue amusée éclaire un instant les traits de l'homme.)

- Lorsque les passions humaines se déchaînent, beaucoup d'interrogations trouvent d'elles-mêmes leurs réponses, ou bien disparaissent parce qu'inutiles. N'avez-vous jamais ressenti un désir violent et fulgurant, seule dans votre appartement, au crépuscule, sans solution pour l'assouvir ? (il se penche vers elle et parle à voix basse.) Tout le monde sent ce genre d'envie passer en lui... des pensées sanglantes, de meurtre peut-être... ou bien un songe particulièrement excitant, au point que vous sentiez votre corps brûler sous vos vêtements... la peur elle aussi laisse une forte marque dans nos cœurs... la peau moite et les mains rouges... l'œil hagard... la respiration courte... C'est bien naturel, et pourtant quand cela passe, rien n'est plus pareil, au moins quelques minutes. Tout semble plus facile, et sans savoir pourquoi vous vous sentez bien, loin des petits tracas du quotidien, n'est-ce pas ? Oui, vous comprenez, je le vois bien.

(on entend une voiture de police, sirène hurlante, passer à l'extérieur. tout d'un coup, l'ampoule qui se balançait au plafond vacille puis s'éteint, plongeant la pièce dans une obscurité totale. quelques secondes s'écoulent sans que les interlocuteurs s'adressent la parole. soudain, la femme pousse un léger cri.)

- Mon Dieu, c'est vous ?

- Qui d'autre ? Nous sommes seuls ici, vous le savez bien.

- Que faites-vous derrière moi ? Retournez à votre place, ou j'appelle !

- (il chuchote maintenant à son oreille.) En auriez-vous le temps ?

- Qu'est-ce que vous voulez ? Que...

- Chut... Je ne vous veux aucun mal... Mais rappelez-vous que je suis un assassin... On dit que ces hommes là prennent le goût du sang, et qu'il devient pour eux une sorte de drogue maléfique... Peut-être suis-je vraiment le monstre que vous voyez tous en moi, et alors je suis dangereux, très dangereux... N'avez-vous pas peur ?

- Je...

- Dites-moi à quoi vous sert d'écarquiller les yeux dans le noir... Fermez donc ces petites paupières, laissez-vous sombrer...

(elle sent les mains de l'homme passer autour de son cou.)

Vous avez peur... S'il me prenait l'envie de serrer ces doigts maléfiques fort, très fort... Qu'est-ce que cela changerait à mon état ? Qu'est-ce que cela changerait au votre ? Rendez-vous à l'évidence, à quoi êtes-vous bonne sur cette petite terre ? Qu'est-ce qui fait votre originalité, pourquoi vous croyez-vous différente ? Devant la mort, nous sommes tous égaux, sans exception, de la plus petite larve au plus cruel dictateur. Moi j'ai eu le courage de suivre, rien qu'une seule fois, mon instinct, et je me suis trouvé face à face à mon destin, que j'ai assumé. Vous voyez, il suffit de si peu. Trouveriez-vous la voie si je refermais ces mains sur vous ?

- Vous êtes fou, lâchez-moi, ou...

- Ou vous appelez, oui, je sais. Mais si tout ceci n'était qu'un cauchemar ?

(un éclair de lumière traverse la pièce, et l'obscurité recule peu à peu. la petite ampoule oscille exactement comme avant la coupure de courant. l'homme est assis à sa place, songeur. la jeune femme paraît hésiter.)

Eh bien, vous semblez fatiguée. A quels fantômes parliez-vous de la sorte ? Je vous entendais gémir doucement, comme si quelqu'un tentait de vous étouffer. Le manque de sommeil engendre parfois de curieuses visions...

- Je suis épuisée, oui, c'est vrai... mais... (elle passe une main dans ses cheveux.) C'était tellement vrai ! J'ai beaucoup travaillé ces derniers temps, souvent très tard, et...

- Je comprends, et puis il y a aussi votre ami. Vous hésitez toujours, sans doute, et cela aussi est source de tourments et d'insomnies...

- C'est exact, il... insiste beaucoup, et je l'aime mais...

- Mais...

- Il m'arrive d'avoir peur de notre attachement, j'ai peur de me trouver trop liée avec lui pour prendre une décision objective... je ne suis pas sûre d'avoir le droit d'entretenir cette passion dévorante, car je n'ai nulle envie de le décevoir où de ne pas être capable d'aller jusqu'au bout. Quand je suis avec lui, tout semble souvent si simple, mais parfois je ne supporte plus ses étreintes, comme si j'étouffais intérieurement, comprenez-vous ? Il y a aussi ces visions, ces hallucinations... Mon médecin m'a prescrit quelques médicaments pour dormir qui n'ont aucun effet sur moi. Il m'a conseillé de voir un psychiatre, vous vous rendez compte ? Selon lui, c'est uniquement un problème d'ordre moral ! Comme si j'avais besoin qu'il me le dise ! Je suppose que le mieux à faire est encore d'accepter le mariage...

- Vous devez en être absolument certaine. N'oubliez pas que si vous faites erreur, c'est votre vie entière qui risque de tourner en longues veillées nocturnes.

- Mais cela n'a pas d'importance, et vous semble probablement futile. Je suis ridicule... Revenons-en aux faits, si vous le voulez bien. Vous l'avez demandée en mariage ?

- Pas vraiment. En réalité la question ne s'est même pas posée. Nous avons décidé d'une date ensemble, et presque immédiatement je me suis trouvé devant l'autel. Eve était ravissante, comme à son habitude. Rayonnante serait plus juste. Sa robe blanche contrastait magnifiquement avec son teint mat gorgé de soleil. Sa main fine tenait la mienne comme si nous marchions dans la rue, mais ses yeux brillaient plus qu'à l'accoutumée. J'étais littéralement subjugué par tant de présence et de jeune naïveté. Un feu liquide coulait dans mes veines, embrasant l'air autour de moi. L'été éclairait à peine mon front que déjà j'étais inondé de bonheur par ses regards complices. Si vous saviez le nombre d'émotions, de pensées secrètes et d'amour qui peuvent passer en une fraction de seconde entre deux pupilles qui se rencontrent ! C'était pour moi un renouveau, un tableau multicolore décoré d'anges dorés qui me laissaient la place d'honneur en face d'elle. Dieu et le Diable étaient loin de nos âmes, et nous étions liés par tous les sacrements du cœur. Nous étions aussi heureux que l'on peut l'être dans toute une vie, et pourtant ce sentiment si doux est depuis ce jour gravé dans nos souvenirs comme un fragment d'éternité.

- Qu'a-t-elle ressenti, à votre avis, en vous voyant devant elle armé d'un poignard et prêt à rompre toutes vos promesses ?

(l'homme la regarde, et ses paupières battent plusieurs fois avant qu'il se décide à répondre.)

- Je pense qu'elle s'est réveillée cette nuit là avec la même certitude qui a porté mon geste et soutenu mon poignet, je crois qu'elle savait en me voyant marcher vers elle ce qui allait arriver. Elle savait que nous ne pouvions pas l'éviter. Elle s'est même avancée vers moi, et elle a parlé. Je lis encore sur ses lèvres les paroles qu'elle m'adresse : « tu sais, disait-elle, mes roses ont été emportées par le vent, dehors. Mais j'aime beaucoup l'odeur du chèvrefeuille, et il y en a un immense sur la terrasse. Je te fais confiance », c'est ce qu'elle m'a dit ! Alors quand cela fut accompli, j'ai coupé quelques branches du chèvrefeuille qui ornait la terrasse, et je les ai disposées près d'elle, en souvenir...   

- Mais la peur ? Il me semble que n'importe quel être humain serait terrifié devant ce qui lui arriva !

- Vous savez, la peur n'est qu'une réaction physiologique à un état d'esprit particulier, provoqué la plupart du temps par une imagination débordante. En effet, celui qui se trouve en danger est stimulé par une poussée d'adrénaline que je ne lie pas avec la peur mais avec un sentiment bien différent : l'instinct de survie. Or ma chère Eve ne pouvait, l'espace d'une seconde, imaginer la continuité de sa vie sans moi. Je le sais parce que je ressentais exactement la même chose. Elle m'a vu armé de ce couteau, et elle a immédiatement compris que c'était là le seul aboutissement possible à notre histoire : elle n'aurait pu vivre loin de moi, comme cela aurait dû se produire si elle s'était échappée. Eve préférait quitter ce monde de ma main plutôt que de nous voir séparés. C'est une facette de l'amour que la majorité des gens ne comprennent pas. Il est vrai que la majorité des gens n'ont aucune idée de ce que l'amour signifie ; c'est pourquoi ils se l'imaginent, et il en résulte un enchevêtrement de passions disparates qui alimentent le chaos général. 

(la jeune femme baisse les yeux.)

Vous savez ce qui me manque le plus, après Eve bien entendu ? Les livres et la musique. Je considère ces deux arts comme les plus accomplis de l'histoire de l'humanité, et peut-être comme les plus porteurs d'espoirs quant à son avenir. Plonger dans un roman captivant ou se laisser porter par une sonate pour piano, caresser des yeux une page jaunie par le temps ou fermer les paupières afin de s'immerger dans une douce brise de notes légères, voilà ce qu'il me semble important de connaître, et d'apprécier à sa juste valeur. Souvent, c'était tout le manoir qui résonnait d'accords harmonieux, ronflant le long des corridors et chuchotant les aigus de par les escaliers de chêne... Comme j'aimais alors me mettre à l'aise dans un fauteuil moelleux de la bibliothèque, un verre de vin français posé sur ma petite table basse et un livre, mince ou épais, usé ou neuf, sur mes genoux ! Comment ne pas goûter la saveur des mots que l'on travaille, et qui assemblés par un auteur de talent prennent leur sens même par l'harmonie qui les caractérise ? Une phrase bien construite doit autant plaire à l'œil qu'à l'oreille, et m'est avis que la texture même des pages est bien souvent négligée, à tort. Quel plaisir lorsque le doigt qui tourne le feuillet sent à son contact la rugosité si plaisante du vieux papier ! Si, par chance, l'ouvrage a conservé quelque parfum directement emprunté aux mains fragiles qui le tinrent des années auparavant, alors mes narines se délectent de cette trace fugace avec la plus grande joie... De nos jours les magazines vulgaires remplacent les recueils de poésie chez les libraires, et les disques de musique classique sont relégués au rang d'antiquités, au profit de ces albums classés au hit-parade et destinés aux adolescents en quête de personnalité !

- L'avenir des hommes semble bien sombre à vous entendre. Il est évident que nous faisons des erreurs, mais tout n'est pas perdu pour autant ! Je reste convaincue que l'humanité conserve la bonté qui la distingue des autres animaux.

- Un certain philosophe pensait que les hommes naissent égaux et bons, innocents. Pour lui, c'est la société qui transforme et pervertit l'enfant. Je ne suis pas loin d'adhérer à son point de vue, car ce qu'il expose dans les œuvres qui nous sont parvenues est rigoureusement exact. A ce détail près que ce n'est pas seulement la société qui nous pervertit. L'homme aura toujours tendance à se pervertir lui-même, et cela à cause des questions continuelles qui l'habitent et surtout de sa longue errance dénuée de but avoué. Les transformations que son esprit subit s'inscrivent dans les détours empruntés par sa réflexion. Mais quoi qu'il arrive, la débauche et l'envie sont gravées dans ses gènes, au même titre que l'orgueil.

- Vous semblez captivé par l'orgueil. C'est pourtant un sentiment bien vil comparé à l'amour, et c'est certainement une des passions les plus destructrices...

- Au contraire, c'est peut-être la plus noble. L'orgueil prend des formes très différentes selon le personnage qu'il habite. Exacerbé, il se transforme en désir destructeur et vengeur. S'il est trop cultivé, c'est souvent à la honte et à la peur qu'il aboutit. Mais un homme sans orgueil mérite difficilement sa place parmi nous : courbé, il ne demande rien. Pas un seul geste de révolte ne l'agite, pas même en réponse aux injures les plus mordantes. On croit souvent que le contraire de l'orgueil n'est que l'humilité, mais là encore on se méprend : l'orgueil est ce qui vous forge un homme. Il faut s'en méfier, c'est vrai, mais pas le renier.

(la luminosité de la cellule augmente rapidement, et bientôt les personnages se trouvent baignés de lumière. la jeune femme cligne des yeux et porte une main à son front.)

- Non ! Je ne vous laisserai pas faire ! Je... Vous ne trompez personne ! Ne me regardez pas ainsi, ne me parlez plus, taisez-vous...! Il fait une chaleur ici, et cette lumière...

- Calmez-vous, doucement... Tout va bien... Allons, reprenez-vous... Mettez-vous à l'aise...

- Ne me touchez plus, ôtez ces yeux ! Comment lisez-vous ainsi dans mon... Non, je ne peux...

(tout le décor tremble et vacille. seule, la petite ampoule est désormais immobile.) 

C'est ridicule, cela ne peut pas être... Je me sens si bien tout d'un coup... C'est si plaisant de voir que tout s'écroule autour de moi, et que je peux résister ! Que m'importent les paroles, les idées ? Je suis moi... C'est ça qui compte, je le sais...

- Bien sûr, bien sûr... Tout va bien, je suis là...

- Oui... Tout va bien... Je suis dans une prison, en face d'un meurtrier, et vous m'assurez que tout va bien ! Pour qui, mais pour qui vous prenez-vous ? Je ne vous supporte plus, vous et vos leçons stupides ! Oh, oui, monsieur a trouvé son destin, alors monsieur se permet de donner des conseils à tout le monde ! Je...

(sa tête retombe sur sa poitrine, elle semble avoir perdu connaissance. le décor reprend sa place. la luminosité diminue, et la scène retourne à la mi-obscurité qui régnait. l'ampoule, au plafond, reprend ses oscillations. l'homme est debout, et verse de l'eau dans un gobelet de plastique. la jeune femme tient sa tête entre ses mains.)

- Doucement, tout va bien... Vous êtes vraiment harassée, et vous devriez certainement vous reposer au lieu d'être ici. Allez, buvez, et puis partez. Vous voyez ces rats ? ils ne me craignent pas encore, eux, mais ils sont bien les seuls. Laissez-moi avec eux et sortez. Vous verrez, à peine rentrée dans votre appartement vous vous souviendrez de cette rencontre comme de la chose la plus originale qui vous soit arrivée : un fou, c'est un fou, penserez-vous. Vous aurez raison, oui, et de tout ce qui aura été dit ici vous ne retiendrez que les sentiments que ces mots firent naître en vous... C'est après tout la fonction première de la parole, trop souvent oubliée... Calmez-vous, tout est calme de nouveau, vous n'avez plus rien à craindre...

(elle se redresse petit à petit.)

- Merci, ça va, oui, je vous assure... C'est à cause de ces insomnies, elles finiront par me tuer! Qu'ai-je dit, mon Dieu, vous aurais-je offensé ?

- N'ayez crainte, je ne suis pas susceptible.

- Vraiment, je suis...

- Oui, je sais, et je vous ai déjà dit que vos excuses n'ont pas lieu d'être ici. Laissez-moi vous conter une histoire, l'histoire d'un rêve qui m'habite constamment depuis le jour marqué de sang qui nous projeta tous les deux à cet endroit, en ce moment.

(il marque une pause, puis commence à parler.)

  Je marche doucement dans un couloir sombre, apparemment sans fin, pendant de longues minutes. Des deux côtés du corridor, une rangée de portes, toutes identiques. Sobres, claires, sans poignées ni mécanismes apparents. Tout d'un coup, sans savoir pourquoi, je m'arrête devant l'une d'entre elles. Alors que j'avance, elle s'ouvre, et je me trouve brusquement en plein ciel.

Je me tiens debout au milieu des nuages, et j'aperçois même le soleil qui se couche à l'horizon. Aussi loin que mes yeux peuvent voir, tout n'est qu'azur. Mais à mon oreille arrive alors un cliquetis étrange. Comme si une pendule céleste égrenait lentement ses secondes régulières de par les cieux.

Je porte enfin une main à mon front, et je me demande pourquoi cette horloge prend la peine de rythmer un univers vide, à mon exception. Et là, une réponse s'impose : elle le fait pour être elle-même quelque chose, pour exister. Ces pulsations que j'entends sont une manifestation de sa réalité, mais également de la mienne.

Alors je me réveille, et j'observe le ciel à travers les barreaux, comptant les secondes...

- Je ne...

- C'est évident. Mais voilà que mon heure approche, et je crois qu'il va me falloir vous quitter.

- Mais...

 

(Un gardien apparaît à l'entrée de la cellule. D'une voix calme, il propose à la jeune femme de la raccompagner dehors, offre qu'elle refuse. Il s'approche alors de l'homme, qui s'est déjà levé, et le prend par le bras. Ils sortent tous deux et le bruit de leurs pas s'éloigne dans le couloir. La femme observe la sortie, songeuse.

Un voile noir s'abat sur la scène, et lorsqu'il s’efface petit à petit, une cour grise et étroite apparaît, ornée d'un carré de fleurs maussades. Surmontant ces fleurs, une potence se dresse, grinçante. L'homme est attaché par le cou, les pieds dans le vide...)      

 

 

  Un petit appartement, dans une grande ville. Dans la chambre à coucher, deux personnes occupent le lit en bois, un peu branlant. La femme se réveille en sursaut, le front couvert de sueur. Elle passe une main sur son visage. Elle tremble. Ce rêve était si…à la fois réaliste et étrange, et cet homme !

Elle tourne la tête, doucement. La pénombre qui règne dans la pièce est troublée par un rayon de lune timide. Elle peut voir une masse sombre déformer les draps en cadence, elle peut entendre la respiration grave si familière. Un léger mal de tête l’envahit.

Silencieusement elle se lève. Ses pieds nus frissonnent contre le plancher froid, ses cheveux tombent en boucles dérangées sur ses épaules. Ce qui va se passer maintenant, elle le ressent confusément derrière le voile de ses pensées. L’appartement défile sous ses pas alors même qu’elle se croît immobile. Comme si le temps s’arrêtait un court instant.

Dans la cuisine, on aperçoit de temps en temps le reflet des phares d’une voiture solitaire, qui dessine des ombres fantastiques sur le vieux papier peint. Elle se verse un verre d’eau, porte le liquide rafraîchissant à ses lèvres. Et prend un couteau dans le tiroir. 

Elle revient, toujours sans bruit, dans sa chambre. Evidemment, l’homme y est encore, endormi. Il rêve peut-être. Alors que ses doigts se crispent contre le manche rugueux, la jeune femme est prête.

 

La lune est belle ce soir.

 

Déposé par dyangel, le Samedi 26 Juin 2004, 19:07 pour la rubrique Prose.

Les réactions :

Valaxaur
Valaxaur
26-06-04 à 20:52

les larmes du destin

je me suis assis tranquillement pour te lire, je me réjouis de ta présence... :-)

 
dyangel
dyangel
26-06-04 à 21:42

Re: les larmes du destin

ça me fait plaisir... je crois bien que je vais aller visiter ton joueb, si je le trouve ;)

 
Valaxaur
Valaxaur
26-06-04 à 23:07

Re: Re: les larmes du destin

Lol, il te suffit de cliquer sur mon nom, j'ai mis ton site dans mes liens. Bonne nuit :-)

 


 
AEndorwa
AEndorwa
27-06-04 à 19:38

J'ai trouvé ça... c'en est même indescriptible

 
dyangel
dyangel
27-06-04 à 21:57

Re:

C'était un peu l'effet recherché... mais le fait que tu me le dises, c'est très agréable.

 
myel
myel
08-10-04 à 22:55

dommage que je ne l'ai pas lu plus tôt, mais je ne regrette pas d'avoir lu ça, c'est absolument indescriptible, et je suis profondément touchée par quelque chose sans savoir quoi
tu peux en être fier
myel

 
dyangel
dyangel
16-10-04 à 23:12

Re:

Merci :)